Les allées et venues, chaque mouvement d'entrée et de sortie, le guide s'en lassait. Cette sensation devenue si familière... Quelle heure était-il ? Les âmes perdues n'allaient pas tarder à trouver bon refuge. La rue portait bien son nom : une longue impasse aux pavés ternes mais aux bâtisses de boiseries rustiques et de quelques pierres claires assombries par les mouvements de respiration du cœur de ville. Il n'y avait pas beaucoup de passage le soir : pour cause que les passants s'arrêtaient toujours à l'auberge. Une petite taverne, à l'image de celle de Neverland. Marie-Louise s'y sent un peu chez elle là-bas. Une chose qui lui permettait de ne pas avoir le mal du pays. La réalité n'était pas vraiment à son goût. Neverland avait tellement plus à offrir à toutes ces essences prisonnières de leurs chaînes !

Le nombre d'âmes, cela comptait beaucoup pour les Architectes. Dans son dévouement, la Maryse faisait toujours son maximum pour amener les meilleurs dans ses filets. Ses charmes lui ont souvent servit pour rassurer les plus hésitants. Les plus sensibles passaient sans se poser la moindre question, les plus récalcitrants ne résistaient pas longtemps et quand bien même, la femme avait les arguments pour les convaincre de la rejoindre de l'autre côté du portail. Ce jeu était de mauvais goût selon la guide. Cependant, c'était une valeur sûre. Marie préférait s'éloigner de ses principes pour les plus méritant que de voir des nuits sans âmes apportées à son maître. Oh elle ne serait probablement la première à être punie, Gin avait bien plus de soucis à se faire là-dessus - malgré que Maryse ferait tout pour prendre sa défense - mais pour l'affection qu'elle portait au capitaine, Marie-Louise s'en voudrait de ne rien lui rapporter. Il mériter ses âmes. Neverland méritait le pouvoir.

Une aura retint l'attention de la tavernière. Quittant ses songes dans un léger sursaut de surprise derrière son comptoir, elle s'assura que son larbin prendrait les choses en main seul pour le reste de la soirée. Maryse se leva et traversa la grande salle langoureusement, adressant sourires et jeux de regards à quelques clients privilégiés. Le visage commercial se défit lorsqu'elle quitta l'endroit pour se rendre à HellishDale. La rue était calme. Où était cette âme si particulière ? Ce guide qu'elle avait ressenti, Marie-Louise le retrouva dans cette taverne qui animait les environs. La ravissante femme poussa les portes de l'établissement et parcourut le bar consciencieusement. Une jeune personne se trouvait à une table, seule. Emmitouflée dans ses habits, elle ne perçut pas les traits de l'inconnu mais elle connaissait sa nature : un guide. Alors la Maryse s'avança, sourcils froncés. S'installa à sa table.

- Bonsoir, lui adressa Maryse avec un sourire cordial.

Marie-Louise n'était pas antisociale ni du genre à chercher des ennuis aux autres. Mais la présence d'un guide inconnu l'intriguait. C'était normal après tout : il fallait faire attention à la concurrence. Malgré que les âmes soient toujours plus ou moins entraînées par le hasard de leurs choix, les rues (leur nom, la première impression qu'elles données) n'étaient fondamentalement pas les mêmes. Chacun tentait donc de tirer son épingle du jeu et d'attirer au plus l'aléatoire de son côté.

L'atmosphère avait beau être calme pour la salle d'un bar, les voix partaient rapidement en éclats de rires et de bonnes boutades de goûts parfois douteux et salaces. Cela ne dérangeait pas la Maryse qui était habituée à cette mentalité, si bien qu'il lui arrivait d'être aussi rustre et peu élégante que ces pochtrons. La différence entre elle et eux était qu'en tant que belle femme, Marie-Louise avait aussi son côté raffiné et noble. C'était une chose qui pouvait échapper à bien des personnes malheureusement. Mais ce n'était pas comme si cela allait l'affecter sérieusement.

Une salutation, et un regard trouble voilé qui ne parvenait pas à se planter dans les yeux de Maryse. La susnommée comprit le mal de ce guide venu dans son domaine. Une cécité, ce n'était pas courant chez un guide. Heureusement, ce n'était pas courant chez tout le monde. Même les humains n'étaient pas majoritairement privé d'un de leurs sens. Déjà qu'ils en ont peu... Cela serait le bouquet ! Bien que ça pourrait trouver un quelconque aspect amusant. Marie-Louise avait un sens de l'humour assez noir... Il ne fallait pas s'arrêter à cette pensée glauque et douteuse. L'intrus(e?) releva l'évidence avec rhétorique : Maryse était la guide de cette rue. Un serveur arriva et la... le ? Son genre était à définir. Des traits plutôt durs pour une fille et en même temps un aspect androgyne certain. Étrange et intriguant guide que voilà. Il avait tout l'intérêt de Maryse. Celle-ci demanda un verre de Glenn. Marie-Louise trouvait amusant de boire le whisky nommé comme son partenaire. Elle se demanda d'ailleurs ce qu'il pouvait bien être en train de faire ce petit. Mais l'heure était à son interlocuteur :

- Je m'appelle Morgan Sunny. Rassurez-vous, je ne viens pas vous voler ce qui vous revient de droit, je viens en paix. J'étais curieux de connaître les autres rues, dit-il sur un ton paisible.

Il s'agissait donc d'un homme. Plutôt d'un garçon. Il paraissait jeune, peut-être que le manque de discernement de son genre y trouvait sa cause. Mais cette curiosité dont il lui fit part n'assurait ses bonnes intentions au guide de ces lieux. Une poignée de mains gantées. Mais Morgan Sunny posa son autre main sur celle de Maris-Louise. Elle eut un sursaut de stupeur. La guide se rappela qu'elle ne portait pas de gant sur sa main droite. Par chance, Morgan en portait. Maryse détestait être touchée. Toucher de la dérangeait pas, elle contrôlait. Mais lorsque l'initiative venait des autres, c'était plus délicat. Il n'y avait que Michael BlackRaspberry qui pouvait la toucher sans qu'elle n'en soit inquiétée. Avec lui, elle contrôlait son pouvoir. Et jamais Marie n'avait cherché à pénétrer ses volontés les plus secrètes. La guide portait bien trop d'estime et de respect envers son Architecte pour oser faire quoi que ce soit sans son autorisation. Peut-être que leur lien si fort émanait de ce détail : avec lui, Marie contrôlait ce qu'elle détestait chez elle : son pouvoir.

- Détendez-vous, je veux juste « voir » à quoi vous ressemblez...

« A rien, je ne ressemble à rien », pensa Marie-Louise comme si cela aurait pu éviter ce contact si Morgan lui avait demandé la permission avant de la toucher. Mais elle comprenait que pour un aveugle, le toucher restait la seule façon de déceler les traits d'une autres personne et de ce qui l'entourait. Maryse resta donc placide, observant avec insistance le guide qui se trouvait en face d'elle.

- Élégantes... Fines... Fermes... Des mains de femme jeune, entretenue, mais qui a travaillé longtemps... baratina l'invité.

Maryse rompit le contact, sourcils froncés. Elle préférait rester une ombre pour ce guide. Les nouvelles rencontres et sympathies n'étaient pas le quotidien de Marie-Louise qui préférait garder ses distances avec les autres. Il n'y avait que dans le travail qu'elle s'autorisait - acceptait - les liens. Ces liens étaient évidemment factices et purement superficiels. Au moins elle limitait ainsi ses attaches et ne s'encombrait pas de relations infructueuses.

- Je n'apprécie guère les invités surprises, tenez-vous cela pour dit. Mais tant que vous payez vos consommations je ne vois pas pourquoi il y aurait le moindre soucis. Tâchez de rester à bonne distance, ce n'est pas parce que vous êtes aveugle que cela vous donne le droit de poser vos mains sur moi, cracha Maryse, froide.

Ce ton si distant et sec n'était pas des plus rassurant. Mais elle n'était pas encore menaçante ou particulièrement hostile. Beaucoup prendraient la mouche pour moins que ça mais voilà, Marie-Louise aimait que les choses soient claires. SOn regard se reposa sur les mains gantées du guide.

- Vous portez des gants alors que les sensations que vous procure le toucher font partie des meilleurs repères qu'il vous reste ? Demanda Marie en ne pouvant s'empêcher de croire que ces gants avaient la même raison d'être que ceux qu'elle mettait à chaque sortie (bien qu'elle ait omis d'en mettre un à sa main secondaire).

Effectivement, la méfiance de Marie-Louise posait une barrière très difficile à franchir. Mais pas impossible. Elle ne voulait pas se faire connaître ni connaître d'autres guides. Cette concurrence, cette guerre tacite, cela les éloignait les uns des autres et pourtant leur statut les rapprochaient lorsqu'ils servaient le même architecte. Maryse ne se sentait pas menacée par ce Morgan. Toutefois, elle ne baisserait pas sa garde. Pas aussi aisément.

- Calmez vous... Je ne vous toucherais plus sans votre accord, c'est promis, expliqua le guide en levant les mains comme s'il se rendait.

La Maryse suréleva légèrement son menton, se demandant quelle carte ce guide tentait de jouer contre elle. Suspicieuse, elle lui laissa alors une chance. C'est vrai que la réaction de la femme par rapport à un simple touché était excessive. Mais il fallait prendre en compte qu'elle était particulièrement contre toute forme de touché avec des inconnus. Surtout avec les guides. Elle possédait un pouvoir qui pouvait nuire aux deux parties et loin d'elle l'idée d'être la seule à posséder un don qui ne s'exprime que par le touché. Marie-Louise se protégeait avant tout d'elle-même, certes, mais des autres aussi par la même occasion. Le serveur vint leur apporter leur commande.

- Désolé, mais je préfère garder ce détail pour moi... répondit le jeune homme.

Les yeux plissés, Maryse ne releva pas de suite.

- Trinquons à la paix, proposa le concurrent.

Toujours avec son air méfiant, la tenancière finit tout de même par tendre son verre pour le joindre à celui du guide dans un entrechoc de cristal de mauvaise facture. L'éclat sourd fut suivit de petites lampées avant de voir les verre se reposer sur la table.

- Je vous propose de faire connaissance plutôt que de nous faire la guerre, finit par déclarer l'autre guide. Je suis sincère en disant que je viens en paix, et si cela peut vous prouver ma sincérité, je peux répondre aux questions qui s'imposent à vous.

Moi aussi je suis sincère en disant que je ne vous considère pas comme bienvenu ici, pensa pour elle Marie-Louise. Mais l'affirmation du guide la déplut. Bien sûr qu'elle voulait des réponses à ses questions, mais elle aurait trouvé plus amusant de lui tirer les vers du nez. Dans un son strident d'aspiration, Maryse afficha un sourire faux.

- Vous êtes aveugle mais n'utilisez pas votre touché pour vous repérer, ce qui laisse la possibilité que ses gants vous permettent de contrôler un pouvoir que vous ne maîtrisez pas encore. Et vous avez beau être jeune : vôtre voix me semble tout de même trop fluette pour être un homme. Par conséquent mes questions ont toutes leurs réponses, je vous remercie, dit-elle en prenant ses hypothèses pour acquises.

Elle pouvait très bien se planter sur toute la ligne mais l'audace de la femme n'avait d'égal que l'éclat de ses cheveux flamboyants. Satisfaite, Maryse échappa néanmoins un soupir. Et se reprit :

- Veuillez m'excuser. Je manque de tact avec les inconnus - indésirables - je me nomme Marie-Louise Opium. Guide de Neverland. Pause. C'est la première fois que vous mettez vos pieds dans la rue d'un autre guide ?